Dans nos récentes divagations, nous explorions le destin parfois surprenant des patronymes, ces noms de famille qui, tels des voyageurs immobiles, traversent les siècles en s’usant, se transformant, ou en disparaissant au gré des alliances et des hasards de la vie. Nous avons parlé d’un héritage, d’un fil ténu nous reliant à nos ancêtres. Mais que se passe-t-il quand ce fil n’existe pas ? Quand, à l’origine, il n’y a pas de nom à transmettre, seulement un individu face à une administration sommée de remplir une case vide ?
Aujourd’hui, nous allons voir l’envers du décor, dans les coulisses de l’état civil où les identités n’étaient pas héritées, mais bel et bien fabriquées. Nous allons nous pencher sur le sort de deux populations que tout semble opposer, mais qui partagent une singularité : avoir reçu un nom imposé. D’un côté, les centaines de milliers d’esclaves rendus à la liberté dans les colonies françaises, un peuple entier à qui il fallut donner un patronyme. De l’autre, les plus fragiles des anonymes, les enfants trouvés, abandonnés sur le parvis d’une église ou dans le tour d’un hospice, dont le nom de famille dépendait de l’humeur, de la culture ou de l’imagination d’un officier d’état civil.
Embarquez pour un voyage au pays des noms créés ex nihilo, où chaque patronyme est une histoire en soi, un instantané de l’esprit d’une époque, oscillant entre la grandeur, la poésie, l’absurdité et parfois, une cruauté insidieuse.

Le Grand Baptême Républicain de 1848 : Nommer la Liberté
Lorsqu’on évoque l’abolition de l’esclavage, on pense à Victor Schœlcher, au décret du 27 avril 1848, à l’immense clameur de la liberté retrouvée. Mais derrière l’événement historique se cache une réalité administrative colossale, une tâche herculéenne pour les officiers d’état civil des colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane ou de La Réunion. Il ne s’agissait pas seulement de libérer des individus, mais de les faire naître à la citoyenneté. Et pour cela, il leur fallait un nom de famille.
Jusqu’alors, l’esclave n’avait qu’un prénom, parfois assorti d’un sobriquet ou d’un numéro de matricule le liant à “l’habitation” (la plantation) de son maître.
Avant l’abolition générale, des esclaves étaient libérés (“affranchis”) au cas par cas, par la volonté de leur maître. Cet acte d’affranchissement était un acte juridique qui conférait un statut de “libre de couleur” et, avec lui, un patronyme. Dès le milieu du XVIIe siècle, d’anciens esclaves ont été ainsi “baptisés”.
Mais maintenant, il ne s’agit plus d’affranchir, mais d’enregistrer tous les “nouveaux libres” comme citoyens, ce qui impose de leur donner un nom de famille.
Le décret d’abolition de la Seconde République qui stipule que tous les anciens esclaves deviennent des citoyens français et doivent être inscrits à l’état civil est en date du 27 avril 1848. Mais en pratique, il n’a pas été appliqué partout au même moment. Le “nommage” a commencé lorsque les commissaires de la République sont arrivés dans les colonies pour appliquer la loi (ou lorsque les gouverneurs locaux ont été contraints de le faire sous la pression des esclaves eux-mêmes). La rédaction des “Registres d’individualité” (ou “Registres des nouveaux libres”) s’est principalement étalée sur la seconde moitié de 1848 et toute l’année 1849. Pour certaines colonies, comme La Réunion (où le processus a commencé tard), le “nommage” a largement débordé sur 1849 et même 1850, avec encore des inscriptions jusqu’en 1852…
Ce sont plus de 250 000 âmes qui durent être inscrites sur les registres, dans ce que l’on pourrait appeler un “grand baptême républicain”. Dans l’urgence, et face à des populations souvent illettrées, la responsabilité de choisir ou d’entériner un patronyme revint à des commissions et à des scribes. Leurs choix, consignés dans les précieux “Registres d’individualité”, sont aujourd’hui consultables en ligne sur le site des différents territoires. Par exemple, voici ici un registre de Fort-de-France en Martinique.
Puiser dans ses Racines : la piste africaine
Dans un élan de réparation ou par choix des nouveaux libres eux-mêmes, certains noms cherchèrent à renouer un lien, même ténu, avec la terre d’origine. Cette démarche est cependant la plus complexe à tracer pour les généalogistes. Les origines ethniques étaient diverses, et les souvenirs souvent fragmentés par des générations de déportation. On trouve néanmoins des patronymes comme Samba ou Kuman, qui résonnent de consonances africaines. Des historiens ont émis des hypothèses sur des noms comme Balthazar, qui, au-delà de son origine biblique, pourrait être une déformation du nom d’un peuple du Bénin. Mais la prudence est de mise, tant les pistes sont brouillées. Ces noms sont les témoins d’une mémoire qui tentait de refaire surface, même timidement.
"Dis-moi où tu vis..." : la Nature comme source d'inspiration
La solution la plus évidente et la plus poétique fut de puiser dans l’environnement immédiat. Le paysage luxuriant des îles offrit une palette inépuisable aux officiers en quête d’idées. C’est ainsi que naquirent des lignées entières de :
– Jasmin, Lilas, Rosemain, Fleurimond ou Palmyre, issus de la flore éclatante des jardins créoles.
– Cacao, Café, Canelle, rappelant les cultures des habitations.
– L’Étang, Rivière, Monrose (issu d’un lieu-dit), Roches, ou Clairville, ancrant la nouvelle identité dans la topographie de l’île.
Ce choix n’était pas anodin : il rattachait l’individu libre non plus à un maître, mais à un territoire, à une terre qui, bien qu’ayant été le théâtre de sa servitude, devenait le sol de son existence de citoyen.

Culture et Confiture : quand l'officier étalait sa science
Face à la page blanche, l’officier lettré du XIXe siècle ouvrait tout naturellement sa bibliothèque mentale. Les grandes figures de l’Antiquité gréco-romaine, symboles de sagesse, de courage et de destin, furent convoquées en masse. Les registres des nouveaux libres regorgent ainsi de :
–
Télémaque, fils patient et loyal d’Ulysse.
– Hector, le valeureux défenseur troyen.
– Ulysse, Nestor, Achille, Priam, et même Aristote.
Ces noms, à première vue grandiloquents, portaient une charge symbolique forte. Donner le nom d’un héros épique à un ancien esclave, n’était-ce pas une manière de lui conférer une noblesse nouvelle, celle du citoyen pétri de culture classique, idéal de la République ? Dans la même veine, on retrouve des Lafontaine ou des Voltaire, hommages directs aux Lumières qui avaient pavé la voie de l’abolition.
L'imagination sans limites (et parfois sans pitié) de l'administration
L’urgence et la répétition menèrent aussi à des solutions plus… créatives. L’arbitraire devint la règle, pour le meilleur et pour le pire.
–
Les qualités morales : On distribuait des patronymes comme des vertus républicaines : Constant, Clairvoyant, Prudent, Sincère, Aimable.
–
Les métiers : Parfois, le savoir-faire de l’individu devint son nom : Boulanger, Distillateur, Chaudronnier.
–
Les anagrammes et jeux de mots : C’était une façon de faire du neuf avec du vieux, ou de créer une distance avec le nom de l’ancien maître. L’exemple le plus célèbre, cité par de nombreux généalogistes antillais, est celui du patronyme Négrit, qui serait l’anagramme de Tigrén, le nom d’une habitation en Martinique. De même, un “Marie” pouvait donner “Ramier”.
–
L’implacable arbitraire : Enfin, certains noms semblent n’avoir aucune logique, sinon celle d’une liste qu’il fallait remplir. On trouve des noms communs comme Chapeau, des adjectifs, ou des prénoms composés transformés en patronyme unique (Jean-Louis devenant Jeanlouis).
Cette liberté laissée aux officiers pouvait malheureusement aussi virer à la cruauté ou à la moquerie. Des noms difficiles à porter, rappelant une caractéristique physique ou un statut, ont pu être attribués, scellant dans le marbre de l’état civil une forme de mépris social persistant. Comme le soulignent des historiens tels que Myriam Cottias ou Frédéric Régent, l’acte de nommer était un acte de pouvoir, et il ne fut pas toujours exercé avec bienveillance.

L'Enfant sans Nom, l'Enfant à Nommer
Changeons de décor et de latitude. Quittons le soleil des colonies pour la grisaille des villes de la métropole au XIXe siècle. Ici, l’anonymat n’est pas celui d’une servitude, mais d’une naissance dans le secret et la misère. L’enfant abandonné, “exposé” selon le terme officiel, était un casse-tête tout aussi grand pour l’état civil : comment nommer celui qui n’a personne pour le nommer ?
La scène est souvent poignante. Un nourrisson est déposé dans le “tour d’abandon” d’un hospice, un cylindre rotatif qui permettait de laisser son enfant de manière anonyme. Ou bien il est retrouvé emmailloté sur les marches d’une église, avec pour seule identité un bout de ruban ou une image pieuse. C’est là qu’intervient le prêtre, qui, d’un trait de plume, va devoir créer un destin, une lignée à partir de rien. Son imagination devient la seule source de l’identité de l’enfant.
Le Saint du Jour, le meilleur ami en cas de panne d'inspiration
La solution la plus simple, la plus répandue, était de se tourner vers le calendrier. Le saint célébré le jour de la découverte de l’enfant devenait son protecteur et son patronyme. Cette pratique a donné naissance à des noms de famille extrêmement courants : un enfant trouvé le 1er novembre avait de grandes chances de s’appeler Toussaint, le 11 novembre, Martin, le 29 juin, Pierre ou le 25 août, Louis. Etc
Cette logique pouvait être poussée plus loin. Comme le rapportent les spécialistes de l’onomastique, tel le renommé Albert Dauzat, un enfant trouvé le 25 janvier, jour de la “Conversion de Saint Paul”, pouvait se voir attribuer le nom de Converti. Cette pratique, si elle manquait d’originalité, avait le mérite d’ancrer l’enfant dans le temps et de lui donner une date symbolique de “naissance sociale”. Par extension, les mois de l’année devinrent des patronymes : les Janvier, Février, Mars, Avril, Mai et Juin sont presque toujours issus de cette tradition.
Pendant la Révolution Française, la logique s’adapta. Les saints étant passés de mode, on a pu voir apparaître, bien que plus rarement, des enfants nommés Messidor ou Thermidor, du nom des mois du calendrier républicain.

La Scène de la Découverte : le lieu comme patronyme
“Où l’a-t-on trouvé ?” était la deuxième question fondamentale. La réponse fournissait directement le nom de famille. C’est l’origine des patronymes dits “topographiques”, qui sont comme une photographie de l’instant de la découverte :
– Deléglise ou Leglise : trouvé sur le parvis.
– Duportail : déposé à la porte d’un hôpital ou d’un couvent.
– Larue : trouvé dans la rue.
– Lacroix : près d’un calvaire.
– Et bien sûr, le plus transparent de tous : Trouvé.
Parfois, c’est la provenance administrative qui dictait le nom. Un enfant né à Paris et envoyé dans un hospice de province pouvait être enregistré sous le nom de Deparis ou Parisy.
L'Arbitraire et la Poésie : quand l'officier d'état civil se fait auteur

C’est là que tout se jouait au feeling : le nom reflétait l’humeur, les lectures ou le sens de l’humour du curé ou de l’employé.
– Les noms optimistes : Pour conjurer le sort de ces malheureux, on leur donnait des noms pleins d’espoir. C’est l’origine des Lheureux, Bonheur, Joly, Beaufils ou, le plus touchant, Dieudonné, signifiant que si les hommes l’avaient abandonné, Dieu l’avait tout de même donné à la vie.
– Les noms inventés de toutes pièces : Certains officiers avaient une âme de poète ou de romancier. Ils créaient des noms à la sonorité agréable, combinaient des syllabes, ou donnaient des noms de personnages de théâtre. J’ai repéré Belamour, Vive-Dieu et Pense-a-moi (cité par Mr D’Auriac).
Au fil de mes recherche, j’ai repéré un article intéressant sur l’affectation des noms aux Enfants Trouvés en Belgique. N’hésitez pas à y consacrer 5 minutes.
Qu’il s’agisse de la grande Histoire de 1848 ou de la petite histoire d’un bébé abandonné, ce nom imposé raconte une vraie rupture. Il ne dit pas “qui étaient tes parents”, mais “voilà comment tu démarres”. Pour les descendants d’affranchis, ce nom, c’est leur “Jour 1” de liberté, leur acte de naissance de citoyen. Pour les descendants d’enfants trouvés, c’est le début d’une énigme, le point de départ d’une famille qui s’est construite toute seule, même si le premier chapitre manquait.
Et le plus fou dans tout ça ? C’est que ces noms, parfois pondus à la va-vite, par inspiration ou par pure nécessité administrative, sont devenus des noms comme les autres. Ils ont fait souche, se sont transmis, et personne aujourd’hui ne les trouve moins légitimes qu’un nom de chevalier vieux de 500 ans.
Alors pour nous, les fouineurs d’archives, dénicher l’origine d’un nom comme ça, c’est le jackpot. C’est revivre le moment précis où un fonctionnaire a dû se creuser la tête pour combler un vide. C’est découvrir que derrière un nom tout simple se cache un évènement incroyable : la liberté enfin gagnée ou la survie d’un enfant qui n’avait pour commencer… qu’un nom à inventer.



